LETTRE OUVERTE À L’HONORABLE RACHAEL HARDER, DÉPUTÉ
7 juin 2021
LETTRE OUVERTE À L’HONORABLE RACHAEL HARDER, DÉPUTÉ
Chère Madame,
Beaucoup d’entre nous, dans la communauté artistique, ont fait preuve de tolérance à l’égard de vos objections tout à fait inexactes au projet de loi C-10, et ont même été légèrement amusés par votre confusion entre la Charte des droits et la Loi sur la radiodiffusion. Cependant, vos dernières déclarations concernant les artistes canadiens, en particulier au Québec, n’ont fait que vous coûter le respect des artistes de ce pays.
Vous avez récemment déclaré ce qui suit :
« Ces artistes (dont beaucoup sont originaires du Québec) ne sont pas en mesure de vivre de ce qu’ils produisent, ils ont donc besoin de subventions qui leur sont accordées par le gouvernement. Et donc, ces petits groupes de pression de niche composés d’artistes dépassés s’adressent au gouvernement libéral et lui demandent de faire payer ces grandes sociétés de streaming afin d’obtenir plus d’argent à mettre dans ces fonds de subvention pour que ces artistes dépassés puissent ensuite demander cet argent afin de pouvoir continuer à créer du matériel que les Canadiens ne veulent pas regarder. »
Il est tristement évident que vous n’avez pas d’expérience ou de données réelles sur ce que les artistes recherchent, et que vous êtes manifestement inconsciente du fait que les problèmes ne sont pas seulement une question canadienne, mais une correction d’injustices technologiques communes au monde entier.
Tout d’abord, l’industrie du divertissement au Canada est plus importante que les mines, le bois et le tourisme réunis, bien qu’elle ait été décimée par la pandémie. Il ne s’agit pas d’une niche ou d’un groupe de pression.
Dans la plupart des pays du monde, les grandes entreprises technologiques se sont considérées comme étant au-dessus de la loi, car les droits d’auteur et les modèles de rémunération qui étaient applicables dans le monde analogique ont été dédaigneusement ignorés et rejetés au fur et à mesure que la technologie évoluait. Il en résulte une exploitation massive des artistes musicaux et l’expropriation de leur propriété intellectuelle par des sociétés géantes qui n’ont qu’un seul objectif : accumuler, contrôler et monétiser tout le contenu pour un coût minime ou nul.
Le projet de loi C-10 commence à uniformiser les règles du jeu. Si les grandes entreprises technologiques veulent agir comme un diffuseur traditionnel, en produisant et en diffusant des émissions et du contenu au Canada, alors les règles et obligations existantes doivent s’appliquer. De plus, on ne doit pas leur permettre d’échapper à la négociation de salaires, d’avantages et de distribution équitables par les syndicats et les guildes qui représentent les musiciens, les acteurs et les machinistes dans l’industrie de la télévision et du cinéma.
Les grandes entreprises technologiques cherchent désespérément à conserver un pouvoir absolu et à éviter toute réglementation par tous les moyens, comme en témoignent les 36 millions de dollars US dépensés par Google pour tenter de faire échouer l’article 13 de l’UE, en vertu duquel les géants de la technologie Internet — dont Facebook, Google et Microsoft — devraient installer des « technologies efficaces » pour garantir que les créateurs de contenu, les artistes et les auteurs reçoivent une rémunération équitable pour leur travail en ligne.
Aux États-Unis, Alphabet (société mère de Google) a dépensé plus de 18 millions de dollars en lobbying auprès des politiciens en 2017, selon les dossiers de divulgation fédéraux. Facebook a dépensé 11,5 millions de dollars en lobbying, Amazon plus de 12,8 millions de dollars, Microsoft 8,5 millions de dollars et Apple 7 millions de dollars.
Il faut donc se demander pourquoi vous tenez tant à ce que la cupidité insatiable de ces multinationales ne soit pas remise en cause au Canada par la modernisation de la législation. Pourquoi êtes-vous déterminée à faire en sorte que les artistes de ce pays soient muselés, contrôlés et empêchés d’exercer leurs droits inaliénables à une juste compensation pour leur travail et leur propriété intellectuelle ? Ce n’est certainement pas parce que vous avez peur de perdre votre capacité à télécharger des vidéos de chats (ce qui était un faux argument de votre part).
En tant que représentante élue, on s’attend à ce que vous fassiez preuve de plus de fierté à l’égard des talents artistiques canadiens, que vous souteniez leur développement et leurs réalisations et que vous encouragiez notre culture plutôt de la laisser se faire éclipser par celle de nos voisins du Sud.
Si beaucoup de nos artistes sont devenus célèbres dans le monde entier, c’est en grande partie grâce aux initiatives de contenu canadien.
Oui, il fut un temps où les artistes du monde entier étaient capables de s’assurer d’un revenu modeste grâce à la vente de disques et aux tournées. Les services de streaming qui ne paient qu'une minuscule fraction d'un centime par flux, associés à un système qui ne rémunère que les plus grands gagnants de flux, ont décimé leur potentiel de gains. Ce ne sont pas les artistes qui sont « coincés dans les années 90 », mais les lois archaïques qui permettent un système qui paie tout le monde sauf l’artiste. Lorsque vous trouvez préférable de réprimander et d’humilier les artistes de ce pays (et en particulier du Québec) afin de défendre les sociétés moralement corrompues qui menacent l’avenir de la musique en tant que carrière viable, vous suscitez des questions quant à votre éthique et votre aptitude. Des excuses sont certainement de mise.
Respectueusement,
Alan Willaert
AFM Vice-President du Canada
American Federation of Musicians of the United States and Canada